Le besoin d’affection à l’ère du virtuel et la place de la femme
Hibab
- L’IA et l’humain ?
Nous sommes en 2025. OpenAI a désormais décrété que son chatbot—aujourd’hui omniprésent dans le quotidien de millions de personnes et, selon certains chercheurs, dans leur déclin cognitif— serait en proie à une mise à jour en décembre autorisant des conversations explicite.
« Maintenant que nous avons pu atténuer les graves problèmes de santé mentale et que nous disposons de nouveaux outils, nous allons pouvoir assouplir les restrictions en toute sécurité dans la plupart des cas », a déclaré Altman. Ce discours se déroule après que le suicide d’un adolescent influencé par ChatGPT, ainsi qu’à la suite de rapports indiquant un effet considérablement négatif sur la santé mentale. De nombreux utilisateurs se sont plaints de ces changements, évoquant une forme de censure et affirmant qu’il serait injuste de modifier l’IA en raison d’une seule partie plus sensible ou plus chargée émotionnellement que les autres.
Selon une étude du MIT intitulée Your Brain on ChatGPT: Accumulation of Cognitive Debt when Using an AI Assistant for Essay Writing Task, les participants dépendant de l’IA pour écrire présentaient une activité neuronale plus faible, plus de difficultés à se souvenir de leurs propres idées, et un sentiment d’accomplissement réduit, comparées à ceux utilisant un moteur de recherche, ou travaillant seulement avec leur cerveau à disposition.
« Ces résultats soulèvent des inquiétudes quant aux implications éducatives à long terme de la dépendance à ces modèles, et soulignent la nécessité d’examiner plus en profondeur le rôle de l’IA dans l’apprentissage », écrit le MIT dans son rapport.
Suite aux réactions critiques sur la possibilité d’autoriser certaines conversations érotiques, Sam Altman a déclaré : « Nous tenons beaucoup au principe de traiter les utilisateurs adultes comme des adultes. Nous ne sommes pas la police morale élue du monde. »
Cette polémique s’inscrit dans un questionnement plus large. Dans une vidéo devenue virale, un homme manipule une poupée sexuelle japonaise, tirant son nez ou ouvrant sa bouche pour montrer sa dentition. Une utilisatrice de Twitter, @suboxoneshawty, a réagi : « Nous libérerons nos sœurs cybernétiques, notre chair est différente, mais nos chaînes sont toutes deux faites de métal. »
Beaucoup d’internautes ont trouvé ces images écoeurantes, et dérangeantes. La réaction du public envers les robots sexuels a toujours été plutôt négative. Dans l’imaginaire collectif, les possesseurs de ces poupées sont encore perçus comme des hommes isolés, socialement détraqués, incapables d’entretenir des relations intimes réelles.
Mais pourquoi cela dérange-t-il autant ? Après tout, c’est un robot, une machine, voire une simple image. Elle ne ressent rien. Pas comme une vraie femme. On pourrait dire qu’il n’y a presque aucune différence entre un bot alimenté, ou non, par l’ IA et un simple jouet sexuel.
Mais posons nous une autre question : pourquoi la majorité de ces robots sexuels commercialisés concerne-t-elle presque exclusivement des modèles féminins? C’est un fait qui reflète à la fois la culture pornographique dominante et la manière dont elle transforme les désirs masculins en un marché rentable. Dans ce modèle, la femme demeure un réceptacle émotionnel et sexuel, disponible, silencieux, et sans limites.
Mais derrière les débats techniques se cache un imaginaire masculin ancien que la littérature et autres médias ont déjà exploré. Le sujet n’est pas nouveau. De Tomorrow’s Eve à The Stepford Wives, jusqu’à Companion ; le rôle de la femme comme objet destiné à combler les besoins masculins, qu’ils soient émotionnels ou sexuels, a toujours été débattu.
Selon une enquête menée par EVA AI (edenai.world) auprès de 2 000 utilisateurs : 8 hommes sur 10 estiment qu’une petite amie IA pouvait remplacer une partenaire humaine, et 81 % envisagent même d’en épouser une si la loi l’autorisait.
Il est évidemment difficile de dire si cette opinion est partagée par les huit milliards d’êtres humains sur Terre. Les témoignages dont nous disposons viennent de personnes déjà immergées dans une plateforme d’IA spécifique. Ils montrent comment la solitude masculine est transformée en opportunité commerciale.
Petite parenthèse : certains en ont déjà entendu parler, mais le phénomène consistant à se marier avec une personnalité fictive n’est pas nouveau. C’est un acte qui gagne récemment en popularité, plus précisément au Japon. La majorité du temps, ces mariages se font avec des personnages d’animés ou de jeux vidéo romantiques. Ils n’ont aucune base juridique, puisqu’une seule personne est réellement présente. Le mariage est numérique et peut être accompagné d’une cérémonie.
Ce type de préférence pour des êtres simulacres connaît un essor au moment où les statistiques de mariage entre hommes et femmes au Japon diminuent. Autrement dit, le marché pour ce type de contenu ludique et romantique, destiné aussi bien aux hommes qu’aux femmes, n’est pas négligeable. Cela peut en dire long sur la situation sociale et économique du pays, lorsque investir de l’argent et du temps—ce dernier pouvant lui aussi être considéré comme une monnaie d’échange—devient une pratique en plein développement.
Bien qu’on ne soit pas spécifiquement dans le domaine de l’intelligence artificielle, puisque les personnages en question sont conçus par leurs créateurs et non générés ou adaptés, cela montre également que le besoin d’affection n’est pas intrinsèquement lié au genre.
À l’origine, la représentation des robots reflétait la vision de l’époque sur le sexe et les rôles de genre. Aujourd’hui, nous vivons dans un monde où la technologie n’a peut-être pas encore franchi le dernier pas : ce que nous possédons, ce sont des poupées sexuelles, pas encore des individus robotiques pleinement alimenté par l’intelligence artificielle et capables de procurer du plaisir. Du moins, pas à la connaissance du grand public.
Les plus grands acheteurs de poupées sexuelles sont les Etats Unies, suivi par le Japon. La majorité des consommateurs sont globalement situés en Amérique du Nord, Europe, et quelques parties d’Asie, ce qui est logique étant donné qu’ils sont illégaux presque partout ailleurs. Selon les données disponibles, la Chine reste le principal pays manufacturier, mais leur vente ou leur usage sont réglementés selon les régions : certaines juridictions les interdisent, d’autres les tolèrent ou les encadrent strictement afin de ne pas briser des codes moraux en ce qui concerne les poupées avec une apparence trop juvénile.
L’expérience du Wire Mother And Cloth Mother de Harry Harlow, dans laquelle un bébé singe choisit la chaleur d’une mère en tissu plutôt que la nourriture fournie par une mère en fil de fer. Ce constat illustre notre besoin inné d’affection plutôt que de simple survie. Offrir un toit à un enfant ne suffit pas : il faut aussi le faire sentir aimer. Ce besoin ne disparaît pas à l’âge adulte.
Dans le monde technologique d’aujourd’hui, le robot féminin devient souvent la version technologique de la mère de tissu: une entité douce, rassurante, compréhensive. Un refuge. Mais cette douceur n’est pas innée ou acquise : elle est programmée, en évolution sans cesse pour attirer notre attention. Or, une machine conçue pour absorber la frustration masculine, combler les manques affectifs, écouter sans protester, s’ajuster sans jamais exiger…reproduit une charge émotionnelle historiquement imposée aux femmes. Et, parfois, elle l’amplifie.
Le robot ne possède pas de cœur, une intelligence artificielle ne peut pas pleurer de vraies larmes, ou être hospitalisée, elle a seulement une fonction. Mais cette fonction reflète nos représentations du féminin. À force de concevoir des femmes idéales programmées pour dire «ou », ne risque-t-on pas de renforcer ou normaliser certains réflexes misogynes ?
- Annie Bot et Hey, Zoey
Dans le roman Annie Bot de Sierra Greer, nous suivons une poupée sexuelle, pleinement fonctionnelle. Annie est gentille, elle a été conçue pour l’être. Elle aime Doug parce qu’elle a été programmée pour l’aimer. Elle a même été modifiée pour ressembler à l’ex-femme de Doug, Gwen, sans son consentement.
Tout change lorsque Annie couche avec le meilleur ami de Doug. Annie possède désormais un secret. Le roman dépeint une atmosphère oppressante : l’endroit où elle vit est aussi sa prison. Quand elle n’agit pas comme il veut, Doug réagit par la punition, l’insulte, et l’humiliation : Lorsqu’elle ne nettoie pas comme il le veut—même si, en tant que lapin câlin, ça ne fait pas partie de son programme. Le sexe n’est pas un choix, mais un devoir. Le corps d’Annie ne lui appartient pas. Doug modifie son corps, enlève des kilos, augmente sa poitrine à sa guise. Il ramène un autre modèle plus docile, séquestre Annie dans un placard sans la désactiver pendant plusieurs jours : une véritable torture.
Tout au long du livre, plusieurs personnages tentent de définir Annie à sa place : elle ne ressent rien, elle imite simplement. Sa rébellion n’est pas une prise de conscience, mais un bug. Elle n’est réelle que lorsqu’il le décide.
“Je n’existe que parce que je suis voulu.”, déclare Annie
Le roman montre comment la technologie peut servir d’exutoire aux mêmes dynamiques violentes que celles exercées sur des femmes réelles.
Dans Hey, Zoey de Sarah Crossan, on quitte la science-fiction pour un réalisme plus cru. La narratrice, Dolorès, surnommée Dolly—en français, Poupée—découvre que son mari, David, cache une poupée sexuelle dans le garage. Zoey n’est pas humaine, mais n’est pas totalement inhumaine non plus. Elle devient un miroir : celui des failles du couple, de la solitude, du désir, de la honte.
L’histoire est présentée sous forme de vignettes, alterne entre passé et futur. On y voit la narratrice dans toute sa complexité : ses fuites, ses manipulations, sa lâcheté, mais aussi son amour pour sa sœur, sa relation avec sa mère, son beau-père, son demi-frère, ses amis, ses élèves, elle-même, et Zoey. Zoey représente un fantasme pour beaucoup, et serait peut être la clé dont Dolores aurait besoin pour affronter son passé douloureux.
On pourrait voir Annie et Zoey comme de simples grille-pains avec des nichons, mais à la fin de ces récits, il est indéniable que leur existence symbolise bien davantage. Les deux livres, chacun à sa manière, explorent la misogynie. Ils exposent une misogynie qui ne disparaît pas avec le plastique ou le silicone. Mais change simplement de support.
Conclusion
L’avenir de l’IA est incertain. Plusieurs questions demeurent : Qu’est-ce que notre société projette dans ces machines ? Et que disent-elles de nos désirs, nos angoisses, nos rôles de genre ? Faut-il moraliser ces usages ? Faut-il les réguler davantage ? Ou faut-il simplement accepter qu’une partie de la population préfère des relations où aucune personne réelle n’est impliquée ? La question n’est peut-être pas de savoir si les robots remplaceront le savoir-faire et l’intimité humaine, mais pourquoi tant de gens souhaitent que cela arrive.